LE DOSSIER VALMY (Thriller) : chapitre 14

Juin 2006. Les jours se suivent. Plutôt calmes en surface. Il y a bien quelques échanges de courriers entre avocats avec nos adversaires mais rien d’alarmant. Le rapport de l’informaticien est arrivé. Il est limpide. Le détournement des formules a bien eu lieu. L’effacement des mails aussi. Il a également découvert dans l’analyse des connections qu’à chaque fois que les salariés avaient prétendu être malades pour ne pas venir, ils étaient au domicile personnel d’Alex, et qu’ils consultaient les mails depuis leurs ordinateurs portables. La collusion est établie.

Ce que Mathieu ignorait, c’est que ses actions sur le serveur principal ne touchait pas le serveur miroir. Il a eu beau ne pas laisser de traces sur le principal, la copie, elle nous montre tout. Il a oublié de le nettoyer en partant. Et nous avons notamment tous les mails qu’ils ont soigneusement effacés. Leur lecture fait d’ailleurs froid dans le dos. On comprend mieux pourquoi ils tenaient à les effacer.

Mon avocat a rédigé une plainte pénale avec constitution de partie civile. Et dans mon esprit, la Justice va agir vite et nous protéger. Ca mes adversaires ne le savent pas. Et pour des gens de la haute, ça la foutrait mal d’être mis en examen et condamné. Telle est ma certitude de l’époque. Nous avons également intercepté un mail malencontreux d’Alex. Son interlocuteur, Kojak, s’est loupé dans l’adresse de la réponse qui arrive sur mon ordinateur. Le message est très court:

« il ne faut rien négliger. Vincent est très dangereux. Voici les coordonnées de mon avocat. Envoie moi celles des tiens.»

En surface, il n’y a rien d’alarmant. Rien que je ne sache déjà. Ils sont furax d’avoir loupé leur coup et je peux les comprendre. Tout au moins, c’est ce que je crois benoitement. Sur le plan opérationnel, la vie a repris normalement. Patrick s’est donc installé aux commandes du laboratoire et travaille activement avec notre partenaire qui formule nos produits en Pologne. Le chantier CPCU est prévu pour le 20 juin. Nous serons prêts.

De mon côté, j’ai vérifié que toutes les machines fonctionnent. J’en ai profité pour finaliser un nouveau procédé pour un nouveau client. Leur métier est de vendre des tuyaux de PVC isolé par une mousse polyuréthane. Et bien sûr, le but du jeu est de remplacer cette mousse par la notre. Les essais industriels vont bon train et nous faisons une vidéo pour l’envoyer au client.

CPCU dans la poche, le nouveau finalisé, la société a de solides actifs en poche. Et comme il faut rassurer nos clients, nos fournisseurs et les financiers, nous avons décidé de fêter tous les succès à venir dans une grande messe commerciale au laboratoire le 5 juillet. Rassurer tout le monde en quelque sorte. Après, je prendrai 15 jours de vacances avec les enfants et Julie. Je ne les aurai pas volées ces vacances.

Le 20 juin, c’est le jour de la grosse commande à 400,000 euros et Patrick me rejoint à Gennevilliers sur le chantier CPCU. Le chantier se déroule comme prévu. Mon interlocuteur chez CPCU me confirme qu’une commande encore plus grosse est prévue et que toute la direction générale a confirmé le rendez-vous du 5 juillet. Bingo! Et nous savourons ces moments de bonheur. Par sécurité, nous avons positionné quelques sondes de température sur le parcours. Les données sont mémorisées. Les courbes sont bonnes. Le pic exothermique a été atteint et la mousse redescend en température tranquillement prenant sa forme définitive.

Le lendemain, je suis repassé sur le site. Les sondes continuent d’enregistrer. Le régime linéaire est atteint et j’informe le préposé de CPCU que j’enlèverai les sondes demain et qu’ils peuvent recouvrir. Il me propose de déjeuner ensemble. Pas de soucis. Midi, nous déjeunons à 200 mètres du chantier. Avant l’apéritif, nous sommes encore passés sur le site. Le résultat final est superbe. De bonnes nouvelles comme ça ouvre nos appétits et nous voilà devant un excellent couscous. Nous oublions le boulot deux minutes. Il me parle de sa passion pour l’escalade qu’il pratique avec ses enfants. Nous rions.

Le déjeuner terminé, je demande l’addition et je règle. A peine débarqué sur le trottoir, il y a cette odeur. Acre. C’est prenant. Lui aussi a senti l’odeur. Je jette un oeil de loin au chantier. Tout semble pourtant normal sauf deux ouvriers qui semblent s’affairer au loin. J’ai déjà des palpitations. Cette odeur, je la connais bien. Cela veut dire que le produit brûle.

Les deux cent mètres qui nous séparent du chantier me semblent interminables. A première vue, rien. il y a bien l’odeur, de plus en plus forte, mais rien, pas de fumées. Les sondes de température n’indiquent rien d’anormal. elles n’ont pas bougé. En surface tout est calme. Quelques minutes plus tard, les premières fumées arrivent. A cet endroit, on distingue en effet que la mousse se consume. Elle n’est plus rose. Elle est rouge vif, comme une braise qui couve. Je sais que tout est mort.

Les jambes flageolent. Le pouls cardiaque doit avoisiner les 200 pulsations minutes. Mais il faut faire bonne figure. Je regarde cette petite boule rouge, là au fond du caniveau en espérant qu’elle s’arrête. Les larmes me viennent car je sais qu’elle ne va pas s’arrêter. Une fois que al réaction s’est mise en route, elle est plus contagieuse que la grippe. J’appelle Jeannot. Entre deux sanglots, je lui dit que c’est foutu, qu’on est dans la merde… Stoïque, il m’indique qu’il saute dans sa bagnole pour me rejoindre.

Dix minutes plus tard, un ouvrier se met à brailler. Il y a une autre boule rouge un peu plus loin. Là, c’est définitivement mort. Il faut prendre une décision. Celle à laquelle on ne s’est jamais préparé. Je rassure mon interlocuteur qu’il n’y a aucun risque technique, au pire, le produit va se consumer. L’odeur est certes désagréable mais non toxique.

Il prend un peu de recul puis le couperet tombe:

• on enlève tout...

Les ouvriers prennent les pelles et se mettent à piocher et retirer la mousse. Au fur et à mesure de l’avancement, les morceaux retirés et qui jonchent le trottoir sont aspergés d’eau et mis en tas dans des grands sacs. Je participe comme les autres.

19h00. Je suis noir de la tête aux pieds. Toute la mousse a été retirée et évacuée. Jeannot m’a rejoint. Il ne dit rien non plus. Il n’y a rien à dire d’ailleurs. Le client est également sans voix. Le spectacle de désolation se suffit à lui même. Ce n’est pas la peine d’en rajouter.

20h00, je rentre à la maison et je m’écroule devant Julie. C’est la première fois qu’elle me voit pleurer...

Ni Patrick, ni le polonais ne comprennent. La nouvelle résine devait nous prémunir. Et je le sais, il n’y avait pas d’autres produits que le nôtre. Je le sais aussi, il n’y a pas d’acte criminel. J’étais sur place. J’ai vu. C’est le produit qui merde... Pourquoi?

C’est vrai pourquoi? Bordel pourquoi?

Finalement, cela a peu d’importance ce soir là. Il me faut admettre que la société va couler, qu’il va falloir déposer le bilan et que mes adversaires ont gagné la guerre.

22h00, je n’ai pas encore repris mes esprits. Intérieurement, je me dis qu’il faut transiger avec nos adversaires qui ignorent encore tout de l’incident. Devant Julie et Jeannot, sur la terrasse, je prends mon téléphone et j’appelle Alex.

La conversation tourne court immédiatement:

• Moi vivant, tu n’auras rien et je prendrai tout.

Je me fais cette réflexion que sa phrase ne manque pas d’ironie. Il a 70 ans et moi 34. Il a plus de chance de passer l’arme à gauche avant moi que l’inverse. Mais du point de vue du dossier VALMY, il a cruellement raison. Et si ce jour me semble le plus difficile et le plus sordide jour de ma vie, j’ignore encore qu’il faudra boire le calice jusqu’à la lie.

Ma boîte va déposer le bilan et moi avec... C’est mathématique comme on dit.