14/18 Nous sommes de la boue qui marche #5

in #life6 years ago

Guerre de 14/18 - épisode 5

Printemps 1915

épisodes précédents: - épisode 1 - épisode 2 - épisode 3 - épisode 4
Les lettres de mon grand-père échangées avec ses proches pendant la guerre de 1914/1918 sont restées au fond des tiroirs jusqu'à ce que la commémoration du centenaire de " La Grande Guerre" réveille les mémoires et invite mon père, en premier, à me parler de son beau-père.
La chance me permit de récupérer ensuite de nombreuses lettres chez des parents. A travers ce blog je vais vous faire partager une partie de cette correspondance de 1914 associée aux mémoires de mon grand-père qu'il a écrites en 1956.

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Lettre de Robert à sa soeur Renée - 18 mars 1915

Ma chère Renée,
Je reçois, il y a deux heures à peine, ta bonne lettre du 16. Cela m'intéresse beaucoup vos petites occupations.

Il est 4 heures du matin et je te réponds depuis la chambrette souterraine où logent les servants. Ce sont eux qui m'ont remis ta lettre et la carte d'Hélène.

Comme les nuits se font plus belles, moins froides et que le printemps approche, je reste parfois à blaguer avec Haroun et nous causons du bled, du vieux bled marocain connu, arpenté. Nous causons mi-bicot mi-français dans cette langue méditerranéenne qu'est le sabir, mélange de français, d'arabe, d'espagnol, d'italien et d'hébreu même.

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Verdun en 2016 - Tranchées et champ de bataille

Les souvenirs remontent et charment le voyage mais qu'il est long, qu'il est long! Plus je le fais et plus je la trouve longue cette route, très mouvementée.

Fais encore bien part de mes amitiés à Mesdemoiselles Mimi, Chonchon et Trade qui me font l'effet bien gentilles.
Tu peux leur dire que je t'écris en écoutant Baujolt, un violoniste de l'Opéra Comique, réserviste à ma batterie. Il nous joue le "Clair de Lune" de Werther, très réussi du reste mais cette damnée Diane, la petite chienne, n'aime pas la musique et hulule lamentablement dans la tranchée.

Qu'est-ce que les Boches doivent penser s'ils entendent le violon et le chien, ils nous croient dingo!

Adieu petite soeur, je t'embrasse bien tendrement ainsi que Maman, Hélène et Lily.
Ton frère qui t'aime bien.

Mémoires de Robert

En avril on mit le cap sur le Pas-de-Calais pour l'offensive de Mai 1915, la première de grand style. Nous débarquâmes à St Pol et étions derrière le front à Camblain l'Abbé - Mont St Eloi.

Le jour de l'attaque, le 9 Mai, les régiments de soutien passèrent devant nous, musique au derrière et tous les gars qui montaient vers l'assaut entendaient "Le P'tit Quinquin", certains pour la dernière fois.

Pas de casques à ce moment, encore des chéchias mais les pantalons rouges avaient disparu. Il faisait un temps splendide et le roulement incessant de l'artillerie couvrait le chant des oiseaux comme un tonnerre.
"ça y est, ils ont percé! Ils avancent, ils sont aux Ouvrages Blancs, prépare-toi me criait excité le lieutenant Passart. Tu marches avec la troisième vague du 2e tirailleur et veille à tes fusées."
ça fait rien que je me disais, je vais pas crever par un temps pareil.

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Verdun en 2016

J'étais serré, bloqué dans une masse de corps bruns qui sentaient le mouton, les yeux brillants, baïonnette au canon, la face crispée et le couteau au flanc.

"Deux, Un, Zéro", hurla le petit sous-lieutenant. "En avant, allons-y! Pressons pressons", faisaient les sergents.

On me marchait dessus, tous voulant être en haut. Enfin ce fut mon tour. Je voyais les hommes courir devant moi et sur mes côtés. Certains tombaient, fauchés.

Un hurlement sauvage sortait de partout. J'eus l'impression que rien ne résisterait à cette galopade.

Ce fut bref. J'étais dans le sillage d'un adjudant. Un tir de mitrailleuse nous fit plonger dans un trou d'obus.
"Faites allonger le tir" dit l'adjudant qui était prudent. Je lançai une fusée et nous fîmes un saut dans la tranchée boche pleine de cadavres vêtus de leurs uniformes verdâtres et entassés comme des larves. Et on continua jusqu'à ce que l'ennemi eut colmaté la brèche.

Sur le sol, comme des coquelicots coupés, une quantité de chéchias rouges étaient là, marquant tous ceux qui ne reviendraient pas.

Lettre de Robert à ses soeurs - Mars 1915

Mes chères petites soeurs,
Vos lettres me racontant si rapidement la venue des Zeppelins sur Paris m'ont beaucoup intéressé. Tous vos détails me passionnent et vos lettres sont celles qui me font le plus plaisir.

Mes idées sur l'armée et le régiment n'ont pas changé, je n'en fais naturellement pas part mais je les conserve. Seulement, puisque je vois le brigadier théoriquement plus gtranquille que ses hommes, le sous-off plus peinard que le brigadier, j'aspire aux galons dorés de Maréchal des Logis. Je crois que je les aurai.

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Robert 21 ans - canonnier au 9e groupe d'artillerie d'Afrique
Portrait de Robert réalisé par Renée le 10 août 1915

Ni ceux-là ni d'autres ne me feront aimer l'armée parce que, entre ce que vous en proposent les journaux, ce que je vous en dis, ce que vous en disent les poilus et ce qui est, il y a un abîme.

Mais parlons d'autre chose. J'ai découvert dans l'arrière-boutique d'une dépicerie poussiéreuse et gérée par une descendante de quelque ichtyosaure disparu, d'intéressants pots de confiture que j'ai bien voulu prendre sous ma tutelle. Tout à fait "all right" les gelées de coing!

Voilà à peu près tout ce que je vois d'intéressant à vous raconter mes chères etites soeurs. Bonne Marie n'a-t-elle pas eu trop peur des Zeppelins?

Adieu, je vous embrasse bien tendrement ainsi que Maman.
Votre frère qui vous aime.

Sort:  

MERCI Ofildutemps pour cet épisode encore épique et détaillé ! C'est fantastique... Grâce à vous, nous remontons le temps et découvrons avec un œil et un cœur impliqué ce qu'était cette guerre sans sens, donc insensée et non encensée. D'un autre point de vue, d'un autre regard tapi au fond d'une mémoire de poilu.

Vous avez trouvé le bons mot "insensée".
Tout cela les poilus l'ont compris trop tard et de toute façon ils ne pouvaient guère faire autrement que d'obéir. On sait maintenant que nombre d'entre eux ont essayé de déserter ou de se rebeller et que cela s'est très mal terminé .

Très prenant de lire ces morceaux de vie de la guerre et dans les tranchées !!!

Merci @kelos de l'intérêt que vous portez à ce poilu qu'est mon grand-père. Cela me touche.

Merci de partager avec nous ces moments du passé :)

Je le fais avec beaucoup de plaisir @pickoum, il me semble que ne pas oublier est un devoir important.

Très émouvant, je suis très vite embarqué. Merci de nous partager cela @ofildutemps

Je partage pour que personne n'oublie ces jeunes soldats qui vécurent l'enfer. Merci Roxane

J'aime beaucoup ces épisodes de guerre. Bravo

Qu-est-ce qu'on s'exprimait et écrivait bien à l'époque ....

Ah oui, c'est sûr, l'écriture était beaucoup plus importante que de nos jours mais il faut quand même reconnaître que mon grand-père était un littéraire qui lisait et écrivait déjà beaucoup dès sa jeunesse.

votre grand-père sait mettre une poésie tranquille dans des heures sombres, c'est un plaisir de lire autant ses lettres que les extraits de ses mémoires...

Nous n'oublierons jamais tous ce que ces hommes ont fait pour nous qui sommes là aujourd'hui dans un pays presque en paix .
Le monde serait bien différent .
Merci de nous remémorer notre histoire à travers votre famille.

Oui, ils ont payé bien cher notre liberté c'est pour cela que nous n'avons pas le droit d' oublier.

Ça me donne des frissons de lire les écrits de ton grand-père @ofildutemps ... Il faut se souvenir de tout ce que nos ancêtres ont vécus, pour éviter de reproduire les mêmes erreurs.

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