14/18 Nous sommes de la boue qui marche #2

in #life6 years ago (edited)

Guerre de 14/18 - Episode 2 -

L'arrivée dans la Marne

1905 - Spire (Allemagne) Robert assis au centre avec Helmut et Freya

Dans le chapitre précédent, La découverte des lettres de mon grand-père j'ai omis de vous dire que mon grand-père avait écrit ses mémoires en 1956 et que parmi elles se trouvait tout un passage concernant ses souvenirs de guerre.
Bien qu'il y ait un grand nombre d'années entre le vécu et le souvenir, je trouve intéressant de mêler le récit de mémoire avec sa correspondance de 1914 à 1917. Je trouve que cela apporte plus d'émotion et plus de vérité.

...Robert s'est engagé le 1er Août 1913 dans l'armée d'Afrique. Le 3 Août 1914, à la déclaration de guerre, il rejoint la France à bord d'un cargo escorté d'un petit navire anglais de Gibraltar.

Mémoires

Comme je faisais une quelconque réflexion, après que le capitaine eut annoncé que nous ne méritions pas une amélioration à l'ordinaire proposée par le capitaine de bord et que mon propos lui eut été rapporté par l'adjudant Marchi, je fus gratifié de 5 jours de prison que je fis à fond de cale. Une cargaison de fourrage pressé entêtait de son odeur forte. Dans l'obscurité je retrouvai 3 camarades et nous passâmes la traversée jusqu'à Sète à jouer à la manille, éclairés par une bougie. Le jour on nous hissait deux heures pour nos besoins et pour balancer par-dessus bord les chevaux crevés d'avoir croqué de l'ardoise sur les hauteurs de l'Atlas.

J'étais parfaitement heureux en mettant pied à terre avec trois sous dans ma poche. Je payais un litre de vin rouge un sou, un litre de blanc deux sous et une jeune sétoise peu farouche partagea son intimité par esprit patriotique.

Je fis tout le voyage ferroviaire avec les chevaux par Toulouse et Bordeaux. C'était beaucoup plus confortable qu'en cargo. Nous fîmes halte trois jours à Talence d'où j'envoyai un télégramme à ma mère pour avoir un peu d'argent. Elle me renvoya un mandat télégraphique de 50 francs que je touchai exactement un an après.

On rembarqua puis on gagna le nord par la ligne Bordeaux-Paris, détournée à Juvisy.

On approchait de la ligne de combat. C'était en pleine retraite. Notre train et un autre avançaient lentement, de front, sur des voies parallèles. La curiosité et l'enthousiasme dépassaient de beaucoup l'inquiétude de l'inconnu.

Enfin notre train stoppe devant la ligne coupée de trous d'obus. Ordre de débarquer en pleine nature. Un paysage de Champagne, des champs, une route parallèle à la voie ferrée à environ un kilomètre et sur la crête des collines, des cavaliers, les uhlans. Le train de tirailleurs qui roulait de conserve sur notre droite décharge ses hommes en grands falzars blancs. Ils se déploient en tirailleurs et marchent posément vers la route où passent des réfugiés, des éclopés, du bétail. Sur les collines, fusillades.

Nous nous pressons de mettre chevaux, pièces, caissons et le reste à terre selon les principes du parfait débarquement en rase campagne. Soudain un shrapnel éclate sur notre droite, puis d'autres. Nous voici encadrés. On se grouille, on ramasse tout et au grand trot à travers des betteraves, nous allons mettre en batterie pendant que les tirailleurs retardent la pression allemande. Quelques coups de feu, puis arrive un agent de liaison sur un cheval tout crotté, qui apporte l'ordre de repli. Nous retraitons deux jours et sommes en bonne place pour ce qu'on saura être plus tard "La bataille de la Marne", aux marais de Saint Gond.

Carte de Robert à ses soeurs Renée, Hélène et Lucy - 13 octobre 1914

Mes chères petites soeurs,
J'ai reçu une bonne lettre de maman avec un mandat. J'ai envoyé un mot pour remercier maman. Si vous pouviez me faire un petit envoi d'un bon chandail cela me ferait réellement plaisir avec quelques desserts car je n'ai pas besoin d'avoir beaucoup d'argent, nous ne pouvons presque rien acheter. Les habitants sont mauvais ici. Je suis en bonne santé en Champagne sur la ligne de feu.
Adieu, mille bécots.

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Lettre de Robert à son père - 4 décembre 1914

Mon cher Papa,
Aujourd'hui, fête de la Sainte Barbe, je vous envoie de mes nouvelles. Elles sont excellentes, comme d'habitude, sauf la main gauche qui souffre d'engelures assez fortement mais ce n'est rien. J'ai reçu de bonnes nouvelles de Maman et j'ai appris par votre dernière lettre que vous étiez commandant d'une batterie de 90. Permettez-moi de vous féliciter cher Papa et sachez que j'en suis très très content. Quand nous rentrerons tous deux au foyer nous pourrons comparer les impressions échangées diversement.

Nous avons à proximité de nous une batterie de 90 et quand je l'entends tirer je pense à vous mon cher Papa. Et puis ce dont je suis fier c'est de savoir que vous avez tiré sur les Boches. Je vous fais part de mes impressions comme conducteur et comme servant car notre Colonel a commandé que, désormais les conducteurs ayant suivi le peloton pourront remplir les fonctions de servant sauf celles de pointeur.
Je viens donc d'être pendant huit jours tireur et je vous assure que c'est très divertissant. D'abord l'imagination vous fait croire que chaque coup tiré porte, ce qui est loin d'être exact car combien de coups sont trop courts ou trop longs!

Voici la forme générale et habituelle de nos combats. Vers treize heures, après midi, les Allemands nous envoient six à dix châtaignes. Nous leur répondons par dix coups rapides puis dix coups à une minute ou une demi-minute d'intervalle dans leurs tranchées. La nuit l'infanterie se collette avec les fantassins ennemis. C'est une guerre de siège et nous, nous sommes calfeutrés aussi commodément que possible.

J'arrive à la question pillage. Je vais vous expliquer de mon mieux ce qui s'est passé ici. Nous arrivons les seconds, l'infanterie (zouaves) en tête, vingt-quatre heures après les Boches. Il y a encore des habitants dans le village, ils nous invectivent, préférant hautement les troupes allemandes, qui n'ont que peu pillé, à nous autres français; chose compréhensible, les Allemands voulant garder la Champagne, la ménageait. Je trouve de la correspondance allemande chez un charron, je la transmets à mon chef de pièce qui me répond: "mêlez-vous de ce qui vous regarde"! Cet homme était un espion, il nous a fait tuer trois servants, blesser six. J'aurais, sans vantardise, en le faisant arrêter, pu peut-être empêcher cette canonnade. La bêtise d'un sous-officier ne l'a pas voulu! Ce charron était arrêté deux jours après, reconnu coupable, fusillé. On nous conduisit à la maison et le lieutenant nous commanda de la démolir, le génie la fit sauter. Il y eut du pillage là, oui, indiscutablement. Avait-on tort?

Puis, comme les ravitaillements étaient extrêmement difficiles dans le début, les poulets, lapins, oies, canards cochons, veaux, vaches, chats, chiens même, y passèrent. Etait-ce du pillage? Je ne crois pas mais le "struggle for life" tout simplement. Après ce furent les légumes dans les jardins, les fruits, le bois pour le chauffage, le foin, la paille par charrettes. Une batterie pour vivre consomme; la nôtre consomma. Puis chacun voulut du bien être: pantalons de velours, gilets, coupons de flanelle disparurent. On rencontrait partout le nez au vent, l'oeil à l'affût, des représentants de toutes sortes. Chacun se débrouillait.

Henri Pensa et sa famille steemit.jpg

fin 1913 - Robert en costume militaire avec ses parents et ses frères et soeurs

Un jour vint où ce qu'il y avait à prendre de strictement nécessaire ne se trouva plus, alors comme il n'y avait plus rien à prendre, que tout avait été saccagé, remué, défoncé, ont reçu des ordres de commandants, de colonels, très sévères, réprimant sévèrement tout acte de pillage. C'était un peu tard mais cela produisit un effet sur les insatiables qui auraient emporté n'importe quoi. Maintenant les maisons sont presque vides, balayées, avec leurs murs défoncés, les toits crevés, les portes enlevées pour servir aux tranchées!

Total, je n'ai jamais pris que le nécessaire. Oui j'ai un édredon mais l'édredon restera dans le village à notre départ, notre poêle ne sera pas attaché à un avant train et emporté. La pendule non plus, mais nous nous sommes dit: "il y a un tas de choses qui ne servent pas dans les maisons groupons celles qui nous seront le plus utile et nous les laisserons". Nous avons ainsi dans notre cagna une table, un fauteuil, deux chaises, de la paille, une lampe, une pendule, un poêle, du charbon, que nous laisserons à notre départ.

Nous avons maintenant avec nous des fantassins anglais et des highlanders, bons types, gais et partageant gaiement. Nous ne nous ennuyons pas avec eux.

Vos envois me font toujours un grand plaisir. Votre dernier envoi de cigarettes Moujols m'a causé un grand plaisir mais je vous serai bien reconnaissant de m'envoyer des cigarettes un peu plus douces si possible et un briquet à mèche avec amadou car l'essence est introuvable ici.

Adieu cher Papa. Merci pour vos bonnes lettres et vos envois. Je vous embrasse bien tendrement. Votre fils respectueux.

Pour lire l'épisode précédent cliquer sur: La découverte des lettres de mon grand-père

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J’attends la suite avec impatience... histoire touchante qui fait revivre des réalités plus qu’humaines... merci pour ce partage ❤️

La suite arrive à grands pas de baïonnette et de moral en berne, Noël approche.

Un vrai travail de mémoire: utilie, pédagogique, émouvant et fort!
Upvote et Resteem bien entendu!

Merci beaucoup @duke77. Il m'a paru évident de partager ces lettres, elles m'ont ouvert les yeux sur la vie de ces jeunes hommes en 14/18. Je n'avais pas imaginé autre chose que les fusillades, les canons, les morts et les blessés et je me suis retrouvée face à leur problèmes du quotidien: se nourrir, se vêtir, se laver, dormir, s'occuper car, oui, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait parfois s'ennuyer lorsqu'on était à la guerre, le manque de femmes, le manque de la famille, la saleté, les rats et tant de choses encore.
Il faut parfois que nous soyons touchés de près pour ouvrir les yeux!!

Superbe travail ! Je vous ai cité ce matin dans un post que j'ai dédié justement aux ouvrages dont je vous avais parlé .
Merci pour ce partage de mémoire :)

Vos almanach sont vraiment riches d'informations et ils peuvent être très utiles pour obtenir des renseignements. Si j'ai besoin je n'hésiterai pas à vous poser des questions. Merci de m'avoir citer dans votre blog, j'apprécie votre solidarité.

C'est passionant BRAVO! J'adore le choix des photos pour illustrer. C'est fou comme elles sont étonnamment de bonne qualité.
Merci et continue!!! 100% upvote et resteem!

Les photos d'autrefois étaient effectivement de très bonne qualité. Quand tu penses qu'elles ont plus de cent ans ça paraît extraordinaire. Je doute que nous puissions transmettre à nos arrière petits enfants des photos aussi bien conservées!
Je vais continuer, obligée maintenant, il y a encore plein d'épisodes.

C'est totalement passionnant et prenant ma bonne Brigitte...ton grand-père était lettré, il s'exprime avec un français si parfait dans de simples lettres adressées à son père que je ne suis pas étonnée qu'il ait écrit ses mémoires...
Bravo pour ce travail que tu redépose ici !!

Mon grand-père était un passionné de littérature et adorait écrire et raconter. Aujourd'hui je me fais plaisir en partageant ce qu'il a écrit et vos commentaires de retour me comblent. Dommage qu'il ne soit plus là il aurait été flatté.

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