Claude Cyriltochter attendait Joseph au Tom Yam, avenue Youssoufia. C’était un restaurant Thaï bien connu des hommes d’affaires de la région. La décoration zen donnait davantage l’impression d’être à Los Angeles qu’à Tanger. Claude était installé à une table, pas trop loin d’un écran plat fixé au mur, entre deux sérigraphies d’éléphant. Il suivait une partie de soccer opposant le Real au Dortmund. Voyant Joseph arriver, il se leva pour l’accueillir.

– Content que vous ayez pu venir, dit-il en souriant.

Ils s’installèrent et un serveur, qui n’avait rien de thaï, vint leur proposer un apéritif. Ils discutèrent en buvant un Campari. Claude s’intéressait tout particulièrement à ce qui avait amené Joseph au Maroc. Il posa plusieurs questions sur la conférence, mais surtout sur comment Joseph comptait en rendre compte dans son reportage. Le journaliste, s’il fut un peu mal à l’aise, peu habitué à être aussi verbomoteur, au fil des verres se sentit plus confortable. Par contre, il n’était pas sûr que Claude écoutait toutes ses réponses. Joseph comprenait enfin comment pouvaient se sentir ces jeunes filles qu’il ramenait dans son studio à Toronto ou Montréal.

Claude commanda un litre de rouge. Après quelques verres, le déjeuner s’allongeait vers le dîner. Il était sept heures quand ils quittèrent le restaurant. Joseph était un peu ivre. Le journaliste prit le bras de son nouvel ami et se laissa conduire à travers la ville. Joseph ne savait pas vraiment où Claude le menait. Ils marchèrent quelques minutes sur l’avenue de la Résistance, mais les ruelles sombres où Cyriltochter l’emmenait n’avaient aucun nom. Au bout d’une trentaine de minutes, ils arrivèrent devant un escalier en pierre entre deux maisons anonymes. Une lampe à l’huile éclairait faiblement le chemin. Sur le mur, il réussit à lire, sans le comprendre, le graffiti suivant : WELD ELKAHBA.

– Où allons-nous ? demanda Joseph tout en montant non sans difficulté les marches.

– Chez des amis. Joseph, commença Claude en s’arrêtant au milieu de sa phrase pour allumer une cigarette, en vous rencontrant j’ai tout de suite su que vous étiez quelqu’un de « bien spécial ».

– Vous me faites des avances ?

– Pourquoi pas ? Mais cela va bien au-delà de vos charmants traits mon ami.

Au sommet de l’escalier, Claude tira un rideau d’où sortit un grand nègre en tenue de soirée. Il tenait dans ses mains un réceptacle en argent rempli de pastilles blanches. Derrière le portier se cachait une terrasse de verdure dont la vue surplombait tout Tanger. Une dizaine de personnes étaient installées sur des coussins et des lectus discubitorius, mangeant du loukoum et buvant du vin. Les murs étaient couverts de fines tapisseries et sous les lampes à pétrole étaient accrochés des encensoirs en or dispensant le parfum du jasmin. En retrait, il y avait sous une toile de chanvre un bain-tourbillon où quelques silhouettes indistinctes s’entremêlaient.

En pénétrant dans l’enceinte, Claude saisit une pastille dans le bol que tenait le portier et la déposa sur sa langue pour la laisser fondre comme une hostie. Joseph, la maxime romaine en tête, l’imita. Par contre, dans la saveur qui inonda sa bouche, il ne reconnut ni la menthe, ni le corps du Christ.

– J’ai bien senti chez vous la lassitude d’un homme contraint de vivre selon les autres, dit Claude en avançant vers un groupe à table.

– Les autres…c’est l’enfer, cita Joseph en souriant.

– Voyez-vous, débuta Claude en lui rendant son sourire et le présentant aux autres convives, je suis de ceux qui croient que l’homme se doit d’être lui-même… un être sans aucune limite, se montrant comme il est vraiment, complètement hors de contrôle.

– Vous parlez d’idéal…
– Son chemin… rectifia Claude.

Le journaliste commençait à ressentir une grande euphorie monter en lui. Ce n’était pas seulement le MDMA qu’il venait d’ingurgiter, c’était Claude…

– l’Art, comprit enfin Joseph.
– Oui, de celui que Baudelaire disait se traduire chez les hommes nerveux par toutes les impuissances et aussi par l'aptitude à tous les excès.
– Et tous ceux qui sont ici sont des artistes ? demanda Joseph.
– Oui, d’une certaine façon! confirma Claude en affichant un sourire narquois.

Peut-être n’était-ce pas le cas lors de son arrivée, mais il remarqua soudainement que tous les convives étaient nus. Une petite brunette, légèrement enrobée, lui passa le houka. « Et moi, pourquoi suis-je ici ? », se demanda-t-il. Au bout d’un instant, il remarqua que lui aussi était nu.

Le temps s’écoulait agréablement. Fumant la pipe, Joseph observait Claude qui terminait un moulage. Au centre de l’attention de tous, comme un maître au milieu de ses disciples, Cyriltochter enroulait des bandelettes de plâtre autour de la poitrine d’un modèle – blondinet bien taillé – with the power and pride of a richly feathered male bird among hens. Un geste après l’autre, Claude reçut tous les « bacchants » en lui comme dans une alcôve. Joseph, entre Burroughs et Williams, s’abandonnait au désir – aux lèvres qui s’immisçaient entre la pipe à eau et lui.