[Roman] Le silence des sept sceaux: le Pandémonium - II

in #steemitfrancefb7 years ago

Chapitre 1

Elle gisait morte dans la fontaine de la place Ville-Marie. L’eau avait pris une teinte rougeâtre. Les employés des tours à bureaux eurent une horrible surprise ce midi en sortant sur la terrasse pour déjeuner.
Les policiers ne tardèrent pas à cerner la scène après le coup de fil des agents de sécurité de l’immeuble. En plus, de la police scientifique qui s’affairait à recueillir des indices, le coroner, Gaétan Lefebvre, s’était lui-même déplacé pour voir la victime. Il poussa du revers de la main un peu de mousse rosée pour découvrir les restes du corps d’une jeune fille dans la vingtaine. La mort avait été instantanée après une chute de 46 étages.
Du coin de l’œil, Lefebvre apercevait les journalistes s’amonceler autour du cordon de sécurité. Dans quelques heures, dans tous les médias du pays, cette gamine serait la troisième à se suicider du haut de cette tour depuis son érection. Le mystère demeurait entier depuis 1960. Personne n’avait vu la jeune fille sauter du haut de l’immeuble cruciforme. Malgré toutes les mesures de sécurité, chacune de ces jeunes filles avait trouvé le moyen de grimper en haut de cette tour et de sauter dans le vide. Lefebvre se retira pour laisser un agent prendre des échantillons de sang, mais il savait que l’analyse toxicologique révélerait que comme toutes les autres : un inquiétant mélange d’alcool et de Sécobarbital (un sédatif reconnu pour ses effets hypnotiques).
Le médecin septuagénaire ne savait plus quoi penser. Il n’avait plus les idées claires et il n’avait pas passé une bonne nuit de sommeil depuis près de cinquante ans.
Marc Conrad était un détective de plancher pour une compagnie spécialisée en sécurité. Le gros de son travail consistait à circuler, comme un client ordinaire, dans des magasins au détail et d’épingler les voleurs à l’étalage. Il avait rarement la chance d’en trouver un et donc son travail se limitait surtout à remplir des rapports et les mettre dans une boîte aux lettres située dans une ruelle du Plateau Mont-Royal. Il ne voyait jamais ses patrons. Il recevait chaque semaine par la poste ses assignations et sa paye.
Marc vivait dans un deux et demi à mi-chemin entre Cote des neiges et Outremont sur Van Horne. Deux fois par semaine, il se promenait sur Wilderton pour faire son magasinage. Il rentrait trop tard le soir pour pouvoir le faire. Il mangeait des nouilles au beurre avant de partir au boulot, une barre de chocolat au souper.
Ce vendredi matin, Marc s’était réveillé comme s’il avait bu la veille. Courbaturés et ressentant une douleur au bras comme si une abeille l’avait piqué. Quelques bouteilles de bière traînaient sur le sol. Il avait dû sortir dans un bar, car sa copine avait son club de lecture le jeudi soir.
Le clocher d’une église à proximité se mit à sonner. Il était midi. Il allait être en retard au boulot, il se dépêcha de s’habiller pour descendre les marches quatre à quatre et filer vers l’arrêt d’autobus.
Chaque matin, Anna Jung, une chômeuse diplômée en philosophie et sciences des religions, petite, blonde, boulotte, aux petites lunettes rouges et triangulaires, voyait Marc passer devant sa porte (elle l’a gardait toujours ouverte, car son minuscule appartement n’avait qu’une fenêtre qui s’ouvrait au tiers). D’ailleurs, elle avait besoin d’un petit ventilateur pour la rafraîchir par des chaudes journées comme celle-ci. La jeune fille d’origine autrichienne passait ses journées à lire les annonces pour se trouver un emploi de serveuse ou à faire des sodokus (si ce casse-tête avait le même système de classement que le judo, Anna serait depuis longtemps dixième Dan). Quand elle ne cherchait pas un moyen de payer le loyer, elle lisait un de ses nombreux livres qu’elle avait lu à l’université. Le plus souvent celui du professeur Terry Murdoch, Pagana fides : l’avènement du néoconservatisme, un essai sur l’emprise des valeurs morales et religieuses sur les collectivités nord-américaine. Anna espérait faire sa maîtrise avec Murdoch, mais la femme de ce dernier ne le voyait pas du même œil.
En soirée, Anna aimait écouter le bulletin de nouvelles en fumant un joint. D’ailleurs, plus tard ce soir-là, la speakerine racontait que la tour RBC avait fait une nouvelle victime. Les rumeurs parlaient d’un rituel d’une quelconque secte évangéliste ou d’un maniaque qui s’introduisait dans les chambres à la recherche de jeunes vierges qu’il droguerait et pousserait au suicide. Anna n’était plus vierge depuis le collège, mais ça ne suffisait pas à la rassurer. La victime s’appelait Sandra Templeton. Elle était serveuse dans un bar sur Lacombe.
Anna lâcha un petit cri de surprise en reconnaissant le visage de sa voisine. Elle n’en revenait pas. Elle n’avait pas l’air d’une fille déprimée, se dit-elle, mais se sentit bête par la suite se rendant compte de l’énormité qu’elle venait de penser. Pourtant, Anna ne pouvait s’empêcher de se rappeler comment elle avait surpris Sandra dans son bonheur, un matin qu’elle ramassait son courrier. Elle embrassait à pleine bouche un beau grand blond, musclé avec des tatous. D’ailleurs, Anna s’était surprise à fantasmer à cet inconnu, un soir que son vibrateur était tombé en panne.

Soudainement, Anna entendit des pas dans le couloir. Elle alla jeter un coup d’œil au judas de la porte. Elle aperçut deux policiers traverser le couloir.
Bien que la nouvelle lui avait été annoncée quelques minutes plus tôt par la télévision, ce qu’elle venait de voir rendait la chose terriblement plus vraie, comme si cette confirmation brutale de la réalité hors du cadre cathodique empêchait tout réveil juste avant le générique pour annoncer à Anna que tout ceci n’était qu’un rêve.
Baldwin_II_ceeding_the_Temple_of_Salomon_to_Hugues_de_Payens_and_Gaudefroy_de_Saint-Homer.jpgMarc avait, au fil des années, appris le comportement sobre et réservé qu’il devait adopter lors d’un enterrement. Il se demandait souvent s’il avait aimé Sandra. Il n’éprouvait pas de peine particulière à l’idée de son décès, mais il ressentait tout de même un petit pincement en pensant à tout ce qu’il ne ferait plus avec elle. Il s’était habillé en noir, sans jamais comprendre cette coutume, mais cela ne suffit pas à satisfaire la belle-famille. Celle-ci n’avait jamais aimé Marc. Il était un homme sans ambition, très loin du gendre que cette famille aurait souhaité. Le père de Sandra, Robert Templeton, était un septuagénaire à la longue barbe grise à rendre jaloux Moïse. Sandra en parlait comme d’un homme pieux. Il devait sans doute aller à l’église chaque jour.
Marc se doutait que quelque chose avait déchiré cette famille, mais Sandra n’aurait jamais la chance de lui en parler.
Peu de temps après la cérémonie, Marc s’enfuit vers le premier bar qu’il trouva. La chance voulue qu’il s’agisse du pub Maisonneuve. Un endroit qui avait plus à voir avec une taverne qu’un pub, mais apparemment le propriétaire de l’endroit n’était pas féru de sémantique. De toute façon, même si Marc avait voulu boire dans un autre endroit, il aurait eu peu de chance de trouver un vrai pub ouvert à dix heures le matin.

Marc s’assit autour du bar-lave-vaisselle et commanda une bière. Le bouge était presque vide. Outre le propriétaire, il n’y avait qu’un vieil homme à la moustache grison dans un imper gris qui alignait les verres de Jameson sur glace. Ils se regardèrent un instant, l’un des deux devait prendre la parole… ce fût l’ancien médecin :
― Vous avez l’air de revenir d’un enterrement.
Ils rirent tous les deux à cette blague et du coup Marc fût rassuré de bien avoir eu l’air de ce qu’il était.
― Et vous d’une autopsie, répliqua Marc.
― Comment avez-vous deviné? demanda Lefebvre avant de se remettre à rire en voyant le regard gêné de son interlocuteur.
― En fait, je suis coroner… très tard hier soir, j’ai terminé l’autopsie d’une jeune fille qui s’est suicidée, expliqua le médecin attendant une réaction du genre : « ah oui, cette fille de la tour des vierges à la télé. » Mais non, rien, Marc n’avait jamais entendu parler de cette histoire.
Le coroner le regarda d’un air crédule en fronçant un sourcil, mais Marc ne simulait pas. Il n’écoutait pas la télévision. Le médecin retourna donc à son verre de Jameson.
― Ah, bien vous aviez raison. Je reviens d’un enterrement.
― Un parent, un ami ? demanda Lefebvre.
― Ma copine. Elle aussi s’est suicidée.
― Je suis désolé.
― Ah, ce n’est rien.
Cette réplique ne manqua pas de faire tiquer le médecin.
― Comment s’est-elle suicidée? Si ce n’est pas trop indiscret.
― Je ne sais pas, avoua Marc, je n’ai pas demandé.
Le coroner trouvait étrange qu’un individu accorde si peu d’importance au suicide de sa bien-aimée. Il était peut-être triste, mais il ne semblait pas souffrir de la trop classique culpabilité. Il semblait au contraire, dans son comportement et son intonation, soulagé de la disparition de la jeune fille. Là-dessus, Marc termina sa bière et salua son compagnon d’un verre pour quitter le pub, laissant le vieil homme sur une étrange d’impression.
Marc rentra chez lui après avoir fait le tour de quelques bars ce soir-là. Il s’installa un instant dans son sofa qui gisait entre sa cuisine et sa chambre. Il pensait à Sandra. Il est vrai qu’il ne s’était jamais posé de question sur la raison de son suicide. Il devrait se sentir coupable, mais il en était incapable. Il préférait se rappeler de comment il avait rencontré la belle Sandra.
Le hasard avait voulu que cela se passe il y a quelques mois, au cours d’une alarme d’incendie dans l’immeuble qu’ils habitaient. Ils étaient voisins de palier depuis déjà un an et ils ne s’étaient jamais parlé. Le bloc était affolé et c’est dans la cohue qui accompagnait le son strident de l’alarme qu’ils étaient rentrés en collision en descendant l’escalier de secours. La belle rouquine dans un déshabillé rose tenait un livre contre sa poitrine. C’est ce qui avait attiré l’attention de Marc. Il n’était pas étudiant comme elle, mais il adorait les livres, il avait beaucoup lu dans sa vie.
Aussi, Anna fût-elle extrêmement surprise de voir les milliers de livres qui s’entassaient dans le minuscule appartement de Marc. Il s’écoula un instant avant qu’elle ne fût capable de dire quelque chose. Elle se contentait de regarder avec stupéfaction tous ces livres. Il y en avait de toutes sortes : de Arendt à Zeno, en passant par Proust et Miller.
― Je suis venue… dit-elle en bégayant… t’offrir toutes mes sympathies.
Marc ne le savait pas, mais Anna avait passé une bonne partie de sa journée à l’attendre pour pouvoir lui présenter ses condoléances. Marc se sentit obligé de l’inviter à prendre un verre. Elle s’installa sur le seul (et très usé) siège de l’appartement. Anna se dit qu’un ressort devait être brisé, car une bosse était extrêmement désagréable sous le coussin du sofa, mais par politesse elle n’osa s’en plaindre. Il lui servit un verre de scotch.
― Je sais que ça doit être terrible pour toi de…
Marc fît signe de la tête qu’il n’avait pas d’objection à en parler.
― J’imagine que vous deviez être vraiment en amour… commença-t-elle en pensant à Murdoch.
Anna lui demanda si elle avait laissé une lettre ou quelque chose qui expliquerait son geste. Marc s’était jusqu’ici peu intéressé aux raisons ou aux motivations de Sandra. En y réfléchissant, il se rappelait que Sandra tenait un journal. Il se leva subitement et fila à travers le couloir. À l’autre bout, il y avait un ruban de police jaune devant la porte de l’appartement de Sandra. Il le franchit sans hésiter devant les yeux interloqués d’Anna. Elle le suivit tout d’abord pour l’arrêter, mais ils étaient déjà à l’intérieur à la recherche d’un interrupteur. Anna finit par le trouver. Une faible lampe halogène éclairait la chambre extrêmement sobre de Sandra. Il n’y avait aucun objet superflu, aucun artifice, qu’un lit au milieu de la pièce, une petite table et une bibliothèque où Anna reconnut de nombreux livres. Il y en avait un sur le sol. Anna se pencha pour le ramasser.
Soudainement, la fenêtre claqua violemment. Anna lâcha un cri de surprise et échappa le livre.
Marc reconnaissant le journal se pencha, mais en ramassant le journal, il remarqua une chaussure dépassant du lit. Il tira sur celui-ci pour s’apercevoir qu’une jambe venait avec ce soulier… et qu’à vrai dire tout un corps inanimé était rattaché à lui. Le cadavre d’un policier gisait sur le plancher de la chambre de Sandra. L’agent avait la gorge tranchée et une flaque de sang s’était accumulée dans une dénivellation du plancher. Cette fois, Anna contint un peu mieux sa surprise. Elle se dit qu’ils devaient appeler la police au plus tôt.
Marc ne tint pas compte de la suggestion d’Anna et se plongea dans le journal de Sandra. Il ne découvrit qu’une couverture où pratiquement toutes les pages avaient été arrachées. Il ne restait que la première page. Sur celle-ci :

Portons dix bons whiskys à l’avocat goujat qui fumait au zoo…

Le tout suivi d’une série de chiffres et de symboles :

10┴313┴610┴910┴810┴4
3110┴810┴83┴63┴210┴83┴210┴9
Marc n’était pas sûr de comprendre de quoi il était question. Anna saisit le journal et lut à haute voix l’inscription.
― Cette phrase c’est…
― C’est un extrait de la Disparition de Perec, répondit Marc.
― Wow, tu peux dire ça juste de mémoire, dit-elle vachement impressionnée.
― Non, c’est une phrase avec toutes les lettres de l’alphabet sauf le « e ».
― Oh, dit-elle se sentant un peu stupide et se rappelant de la contrainte d’écriture de cet ancien écrivain du mouvement oulipien consistant à écrire un roman au complet sans utiliser le «e».
Anna chercha dans cette phrase quelque chose qu’elle put découvrir pour se sentir moins bête, mais elle n’en eu pas le temps. La porte s’ouvrit et Lefebvre débarqua avec une demi-douzaine de policiers. La rencontre avec Marc au bar avait éveillé chez le coroner des soupçons, mais cette scène ne laissait aucun doute. Marc et Anna étaient revenus sur le lieu du crime, se dit Lefebvre, et ils avaient été surpris par le policier et n’avaient eu d’autre choix que de se débarrasser de lui. Alors qu’Anna sentait le canon froid d’un pistolet contre sa nuque, le coroner et Marc s’échangèrent un regard demandant « Qu’est-ce vous faites ici? » et répondant « la même chose que toi ». Ce moment d’inattention de Lefebvre permit à Marc d’arracher la dernière page du journal et de la cacher là où personne ne le fouillerait pour l’instant. Les policiers menottèrent Marc qui ne résista pas.
Lefebvre soupçonnant Anna d’être sa complice la menotta aussi, mais contrairement à son ami, elle manifesta sa colère et son indignation. Elle ne comprenait pas ce qui se passait, elle n’avait rien à voir avec cette histoire. Lefebvre ne voulait rien entendre. L’ancien flic avait entendu cent fois le non lo connosco du criminel prit sur le fait.

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