[Roman original] Le silence des sept sceaux XI
Toutes ces réflexions semblaient mener nulle part, pourtant Anna était convaincue qu’elle était proche du but. Marc et Anna étaient maintenant sur St-Denis. Marc avait lui aussi été dans une longue réflexion. Anna se demandait s’il en était arrivé aux mêmes conclusions qu’elle. Alors qu’elle allait lui demander son avis, Marc traversa la rue sans prévenir. Anna resta sur place, sans comprendre, pendant que Marc pénétrait dans le Bar St-Denis. Anna commençait à se demander si Marc n’avait pas des problèmes d’alcoolisme.
Quelques instants plus tard, Anna pénétra à son tour dans le bouge de la rue St-Denis la morose, comme disait le poète Jacques Brault. Bien que ce fût d’une Saint-Denis des années soixante dont il parlait, se dit Anna. L’endroit était sombre. Un bar en acier inoxydable parsemé de fil luminescent rose fluo indiquait tranquillement le chemin vers les machines à sous au fond de la pièce. Une table de billard séparait les buveurs des joueurs, et une toile en motif léopard, les fumeurs aux bords des larges fenêtres sur la rue. Anna réalisa aussi que le plancher était collant à certains endroits.
Anna chercha une bonne minute Marc parmi les clients du bar qui étaient peu nombreux. Elle décida de renoncer en se disant qu’il devait être aux toilettes. Anna s’accouda au bar et aussitôt la barmaid lui servit un bock de bière. C’était une jeune femme aux cheveux très foncés, elle avait de beaux yeux noirs et un teint très pâle, voire vampirique.
Anna voulut demander à la serveuse si elle avait vu son ami, mais au même moment, elle vit Marc sortir des toilettes empoignant la tête d’un autre homme. Cet inconnu se débattait pour réussir à se déprendre de la prise de Marc et le projeta sur une table qui se brisa sous la force de l’impact. Anna put voir enfin le visage de l’opposant de Marc. Il avait de longs cheveux châtain jusque dans le bas du dos, un visage triangulaire et long, rappelant un acteur autrichien bien connu qui avait incarné Conan le barbare. L’étranger possédait d’ailleurs la même musculature. Anna se demandait comment un homme aussi petit que Marc avait pu réussir à empoigner un tel colosse.
Le géant ramassa Marc sur le sol. Anna avait l’impression que ce monstre allait briser Marc comme une vulgaire brindille, mais Marc dans un mouvement d’une rapidité étonnante se dégagea du malabar et lui assena un coup de pied au visage. Le grand gaillard avait le visage en sang. Il lâcha un cri avant de se jeter de tout son poids sur Marc, mais encore là l’ami d’Anna fût d’une agilité stupéfiante et réussie à envoyer le fier-à-bras dans un mur.
Le balèze était assis sur le sol, en sang, épuisé par tant d’exercice. Marc, essoufflé, se reposait sur ses genoux.
― Alors, tu es prêt à prendre une bière… dit Marc.
Le taupin se releva et regarda Marc du haut de ses deux mètres cinquante. Anna ressentit une pointe d’angoisse. Elle avait l’impression que d’un seul geste, ce géant aurait pu écraser la tête de Marc sur le mur.
― Ah, Marc, dit-il en riant et en prenant son adversaire dans les bras.
― Azarias essaya de dire Marc sous les 270 lb de cet homme.
Anna était soulagée et étonnée. Non, elle ne comprendrait jamais les hommes et l’amitié masculine. Marc fit signe à Anna qu’elle pouvait se joindre à eux. Ils s’installèrent tous les trois autour d’une table. La serveuse leur apporta un pichet de bière chacun.
Azarias semblait d’une tout autre humeur. Son visage était maintenant d’une jovialité étonnante. Il sortit un énorme sac de plastique contenant de la poudre blanche. Il en versa un peu sur la table et avec une carte d’autobus il en fit quelques lignes. Azarias tendit un billet de cinquante dollars roulé en paille à Marc, mais celui-ci refusa poliment. Il en offrit également à Anna, mais celle-ci refusa davantage gêné par le fait de faire cela en public que de vraiment faire une ligne de coke. Azarias « sniffa » une bonne ligne d’une dizaine de centimètres.
― Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? demanda Azarias,
― Je vois que tu es toujours aussi heureux ici depuis que tu as pris ta retraite de la lutte, rétorqua Marc.
― C’est notre lot quotidien en attendant… autant en profiter.
Anna ne comprenait rien à ce qu’ils faisaient ici. Elle ne voyait pas comment cet homme, qu’elle prenait pour un ex-lutteur toxicomane, pouvait les aider.
― J’aimerais que tu me parles d’un livre… le Pandémonium.
Azarias s’apprêtait à prendre une gorgée à son pichet, qui dans ses mains avait l’air d’un verre, mais il s’arrêta net en entendant ces mots.
― Comment es-tu au courant ? Tu ne devrais pas, même moi c’est un hasard si je le sais… débuta Azarias.
― C’est une longue histoire, je suis dans un sale pétrin…
― Plus que tu ne crois. Le Pandémonium n’est pas un livre en soi, le Pandémonium ne se résume pas à ce truc qu’un prêtre avait écrit il y a quatre cents ans… car j’imagine que c’est ainsi que tu en as entendu parler. Comment a-t-il eu accès à tout ça est un mystère, mais le Pandémonium n’est qu’un chapitre du « grand livre »!
― Le grand livre ? Vous parlez du livre de la destinée du Monde ? Le « livre de la vie » ? demanda Anna.
― Elle est brillante la petite, où tu l’as trouvée ? demanda Azarias en regardant Marc.
― Comment une partie… je croyais que ce livre ne devait être ouvert par le Christ qu’à la fin des temps, du moins si on se fit à l’Apocalypse de Jean, dit Anna.
― Oui, mais peut-être qu’il a devancé son temps, répondit Azarias en riant, reste que Jean n’a pas le monopole des prophéties. Tu oublies l’Apocalypse de Pierre, d’Abraham, de Paul, de Thomas et de tous les autres… l’apocalypse est avant tout un genre littéraire plus qu’un récit prophétique.
― À quoi sert ce livre ? demanda Marc légèrement plus pragmatique.
― Ce n’est pas vraiment un livre, mais dans notre monde j’imagine que c’est la meilleure façon de le décrire. Einstein disait que Dieu ne devait pas jouer aux dés, en parlant de son obstination à vouloir trouver l’équation unificatrice. Il n’avait pas tort. Il est écrit que quand Dieu décida de bannir Adam et Ève du paradis, il construit la Terre. Comme toutes les créations de Dieu, elles doivent obéir à des règles. L’ensemble de ces règles est dans ce livre.
― Et le Pandémonium ? demanda Anna.
― C’est le chapitre régissant les anges et les démons sur Terre.
Sur ces mots de Azarias, il y eut un silence de mort. Anna trouvait la chose incroyablement fascinante.
― Je n’ai jamais entendu parler d’un tel texte, avoua Anna, de quelle apocalypse s’agit-il ?
― D’Étienne, dit-il.
― J’en ai entendu parler seulement, je ne l’ai jamais vu… mentit Anna.
― Moi aussi, dit Azarias d’un ton moqueur, je vais t’avouer que je serais curieux de mettre la main sur une copie de ce « Pandémonium ».
Azarias reversa de la poudre sur la table et recommença à se tailler des lignes sur la table.
― Je ne comprends pas pourquoi Sandra… commença Anna, mais Marc lui fit signe de se taire.
― Ah, je vois… ta copine ? demanda Azarias.
Anna prit une gorgée dans son pichet, tout en remarquant que Marc avait fini le sien.
― Tu n’as pas besoin de répondre, mais je vois que ton intérêt pour ce livre est bien plus que pour des raisons scolaires… je te donnerais qu’un conseil. Fais attention, ce livre contient des trésors de savoir, mais il contient aussi des informations qui entre de mauvaises mains pourraient faire beaucoup de mal. Suis le chemin, et peut-être verras-tu la lumière au bout du tunnel, conclut Azarias en gloussant.
Là-dessus, Azarias se leva et se rendit au bar commander un autre pichet. Anna trouvait que cet homme avait perdu la raison. Il en venait à prendre trop au sérieux toutes ces histoires. Marc prit Anna par le bras et ils sortirent du bar. Ils n’en tireraient plus rien.