Les couleurs d'une langue sale

Il parait que j’ai un langage coloré : voire sale. Je parle comme j’ai toujours parlé, avec mes mots, mes expressions. Il parait que je n’ai pas assez de vocabulaire. Merde! J’en dis des mots. Pis, il y en a plein qu’ils ne connaissent même pas. Ça a l’aire que ce ne sont pas les bons : des mots de régions, ce n’est pas des vrais mots, c’est des mots poubelles.

Il y a comme deux poids deux mesures. Quand je ne connais pas leurs expressions, c’est que je n’ai pas de vocabulaire. Quand ils ne connaissent pas les miennes, c’est encore moi qui suis dans le tort. Pis cette gang de colons là, ben, ils ne se forcent pas pour comprendre ce que je dis. C’est juste moi qui dois apprendre leur langage. D’après eux, je ne dois pas dire : « gang de colons ». C’est trop sale comme expression. Je dois dire : « groupe de personnes pratiquant le colonialisme ».

Ouais, pis encore là, ça pose problème. M’adapter à leur lexique, ce n’est pas assez. Je ne devrais pas, comme personne dite civilisée, dire cette vérité. C’est trop sale de faire ça. Il faut se purger. Il faut édulcorer la réalité.

La vérité, c’est que juger les gens provenant de milieux socioéconomiques dits inférieurs ainsi que des gens provenant de régions périphériques pour leur accent c’est faire preuve de classisme, d’élitisme, voire d’impérialisme. Vous voyez, je suis capable de les apprendre leurs mots. Mais je trouve ça vraiment plus simple de dire : y’ont pas de classe.

Je vis avec ce monde là parce que c’est les seuls qui ont les moyens de réaliser mes idées. Ils ont les moyens de production. Je peux continuer à me servir de toutes les couleurs de ma langue avec les nouveaux mots qu’ils m'imposent. Si ce n’était que ça, ils auraient simplement ajouté du beige et du gris à ma façon de parler. Sauf que là, ils veulent carrément mettre ma langue au lavage pis mettre bien bien de l’eau de javel. Ils veulent que je purge mon discours de ma pensée. Ils veulent changer ma langue colorée pour une langue de bois.

Shit! Une langue de bois, ça embrasse mal. Ça embrasse mal la vie, la réalité, la vérité. Je veux garder ma souplesse, parce que derrière mon insoumission mes mots, mes expressions, mon discours permettent d’exprimer le vrai.

Je vais mettre ma langue au lavage avec de l’eau de javel. Ça va les satisfaire. Je vais pouvoir arriver à mes fins. Mais, sans leur dire, je vais glisser au travers de ma brassée de mots sales un paquet d'élastiques de couleur, ceux du magasin à 1 $ qui déteignent facilement, pis je vais mettre bien de l’assouplisseur. Comme ça, j’aurai un discours propre, mais coloré et souple.