L’inondation de 1996

Voici la description des premières images que mon cerveau a enregistrées dans sa mémoire à long terme. Je n’avais pas tant de vocabulaire, il s’agit vraiment d’une description d’images. Il en manque quelques bouts. C’est la première fois que mon cerveau faisait ça : créer des souvenirs.

Le soleil vient de se lever, il est encore caché par les nuages. Si le soleil est debout, j’ai le droit de me lever moi aussi : c’est maman qui a dit ça. Je quitte mon lit et je grimpe sur celui de ma grande sœur. J’ai hâte de jouer. Elle dort encore.

C’est le fun, on est dans le bois, au chalet. Il pleut tout le temps. Fait qu’avec les cousins on court après les grenouilles pis les crapauds. Hier, on était toute la famille ensemble, avec les cousins pis toutes. Mais mon père a eu un message sur sa ceinture. Il a comme une petite boîte qui lui envoie des chiffres. Pis là, il a dit que les chiffres voulaient dire « hôpital » pis qu’il devait travailler.

— Élypse —

Je veux jouer. Nous sommes tous dehors. Il y a ma sœur *Nathalie (7 ans) et deux de mes cousins * Alex (5 ans) et * Martin (8 ans). Ils parlent de ce qu’ils voient autour d’eux et du fait que c’est différent comparé à l’année passée. Moi, je ne me souviens pas de l’année passée.

J’entends:

« Check, c’est impressionnant! L’eau coule de la Forest pis passe le pique de sable »
« Ouais, pis check le lac comme il est haut. Il désorbe dans notre chemin »

Les plus vieux me montrent tout ça, mais moi je ne vois pas la différence avec d’habitude. Il y a une canne avec ses bébés.

Black-out

Mon cerveau était trop jeune pour créer des souvenirs cohérents. Pour que l’histoire se tienne, voici ce que l’on m’a raconté.

Des humains ont constaté que le ruisseau passant sous le chemin menant au chalet commençait à creuser le sol. Le pont de terre allait être emporté dans les prochaines minutes. Les enfants sont rassemblés pour être évacués. Les adultes aussi par ailleurs. Pour que l’on puisse tous fuir, une voiture devait passer de l’autre côté du ruisseau. Un homme est désigné pour conduire la voiture sur cette dizaine de mètres fatidique. Il n’y a personne d’autre dans le char parce que les adultes ne savent pas s’ils prennent la bonne décision, s’ils ne sont pas en train de sacrifier quelqu’un. Finalement, le char passe et c’est le coup de grâce pour le petit chemin qui s’effondre quelques secondes plus tard, emporté par les eaux.

Retour à mes souvenirs

Il n’y a pas de chemin. Une rivière a poussé. Je ne comprends pas pourquoi. Ma sœur et mes cousins semblent comprendre. Il y a des hommes qui arrivent habillés tout en jaune. C’est peut-être mon papa et mon parrain.

Je vois que le chemin est rompu.
Je vois que des hommes dans des robes jaunes imperméables coupent un arbre.
Je sens la pluie.
Je vois que les autres sont stressés.
Je n’ai pas peur.
Je ne comprends pas ce qui se passe.

Un arbre est placé comme pont de fortune. Les hommes en jaunes sont placés de part et d’autre du pont. Je suis dans les bras de maman. Elle me tend à un homme habillé en jaune. Je ne sais pas qui il est. Je reste tranquille. Je sais que je peux et que je dois faire confiance. L’homme fait un bout de chemin avec moi dans ses bras. Il me tend à un autre homme. Je me sens prise en charge. Je traverse le chemin disparu ainsi. Je suis sure qu’en réalité, ces deux hommes sont papa et parrain déguisés en hommes jaunes.

Les autres enfants sont traversés. Martin me fait signe de courir. On va jouer à la course. Il me pousse dans le dos, je prends l’avance. C’est rare que ce soit moi qui cours le plus vite. On arrive au chalet des *Gagnon. Les adultes parlent d’un air grave. Je n’ai jamais vu ça.

On est loin d’être sorti du bois.

J’entends les adultes dire :

« L’inondation touche toute la région »
« Shipshaw est bloqué »
« On ne pourra pas passer par là »
« L’hôpital a appelé tout le personnel »
« À Chicoutimi-Nord, c’est correct. Faut se rendre là».

Les adultes demandent aux enfants d’aller dans une tente. Je suis au milieu des autres enfants. Il y en a quelques un de plus que tantôt. Des amis de plus. On nous donne des Goglus et du jus.

Les enfants disent :

« Le lac déborde »
« Même la forêt est pleine d’eau »
« Même le pique de sable coule »
« Pis, l’écluse de castor, c’est débile! »

Moi j’ajoute :

« C’est bon des Goglus »

Je me cache sous une doudou.

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