Le pont périlleux (partie II)
Beaucoup d'autres traditions (mythes archaïques, légendes populaires, apocryphes, romans médiévaux... etc.) abordent le thème symbolique du pont où s'opère le tri des âmes défuntes. Pour donner une illustration, songeons au célèbre apocryphe du Ier siècle de notre ère intitulé l'Apocalypse d'Esdras (chap. V, 6-9) qui décrit l'accès particulièrement ardu des morts à la Jérusalem céleste : « (…) son entrée est étroite et placée devant un ravin ayant le feu à droite et l'eau haute à gauche. Et il n'y a qu'un seul sentier entre les deux, étroit comme la plante d'un pied ».
Pareillement, l'archétype universel du « pont étroit » est présent dans un curieux passage de l'Histoire de France (chap. 33) de Grégoire de Tours datant de la fin du VIe siècle : « Il y avait un pont placé sur le fleuve, et tellement étroit, qu'il ne pouvait recevoir que la largeur de la plante d'un pied. Sur l'autre rive l'on voyait une maison grande, blanchie à l'extérieur... Au passage de la multitude, lorsqu'un paresseux était découvert, le pont rétrécissait et il était précipité ; mais celui qui était fort, il passait sans danger et entrait heureux dans la maison ».
Rappelons enfin que l'on peut voir ce motif symbolique dans les romans du Graal, notamment dans le sublime Chevalier à la Charrette de Chrétien de Troyes qui nous narre l'épreuve initiatique imposée à Lancelot voyant ce dernier traverser pieds nus le « Pont de l’Épée » au prix de terribles blessures afin d'atteindre victorieusement l'autre-monde et de sauver la reine (lire l'extrait ici : http://expositions.bnf.fr/arthur/antho/43/02.htm).
De ce qui précède, nous souhaitons dégager une idée principale : le symbole du pont périlleux, et plus généralement celui du « passage », est à comprendre dans un sens allant de bas en haut et exprime de façon imagée comment l'âme individuelle (le moi) a l'occasion d'être « sauvée » et de se dégager des entraves illusoires de l’ego et de la matière ; en ce sens, le pont correspond au Soi spirituel, au fil ténu de l'Esprit divin, qui seul a une réalité, qui est au centre de tout et qui « marche sur les eaux ».
Ainsi, le héros qui arrive à atteindre l'autre rive paradisiaque, soit « l'élu », est l'homme totalement désindividualisé qui a laissé derrière lui l' « homme extérieur » (le composé psychosomatique périssable) pour s'identifier à l' « homme intérieur », éternellement vivant ; les autres, les damnés, qui représentent la masse des « appelés », tombent définitivement du pont étroit, emportés dans le « fleuve des passions » (équivalant aux « eaux inférieures » bibliques) sous le poids de leur attachement dérisoire aux choses de ce monde et à leur individualité passagère.
Nous clôturerons cet article en insistant sur un fait socio-historique curieux, à savoir que les sociétés pré-modernes ont toutes attribué un caractère sinistre, pour ne pas dire satanique, à la construction des ponts comme en témoignent les coutumes anciennes voulant qu'on enterrât un être vivant, souvent un enfant, sous les fondations d'un pont (en Europe, encore au début du XXe siècle, il n'était pas rare de voir les populations cacher leurs enfants lors de l'érection d'un pont), ou encore les nombreuses légendes tenaces des « ponts du diable » qui nous apprennent que certains ponts ont été construits par le diable en personne ou par une cohorte de démons (généralement suite à un pacte avec l'architecte).
Dans son Livre des superstitions (R. Laffont, 1995, p. 1463), E. Mozzani écrit ainsi : « Les récits de ces constructions diaboliques relèvent en général du thème suivant : l'architecte ou un ouvrier ne pouvant achever les travaux dans le temps convenu appelle Satan à l'aide. Ce dernier accorde son aide en échange de la première créature vivante qui traversera le pont mais il est berné : à la place d'un homme, on lui envoie un animal, le plus souvent un chat. Les ponts du diable les plus connus sont ceux de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), de Valentré (Cahors), et de Beaugency (Loiret) ».
Ces croyances populaires constituent à nos yeux un atavisme de la pensée traditionnelle des anciens peuples pour qui toute construction humaine non-sacrée, non élaborée en vue de louer un principe supérieur, était suspecte, perçue comme un facteur de solidification du monde, de mélanges et d'artificialisation du paysage.
En effet, pour les sociétés traditionnelles — qui fonctionnaient en vase-clos et qui rejetaient tout ce qui n'appartenait pas au clan à l'extérieur de son cercle sociétal — le pont représentait un point faible, une brèche qui laissait passer les influences étrangères, l'instrument des impérialismes militaires et le symptôme de l'explosion du commerce (songeons ici aux divers ponts imprimés sur les billets d'euro) ; en ce sens, on peut dire que, toute proportion gardée, le pont se présente symboliquement comme une prémisse de la mondialisation, du modernisme, du capitalisme et du multiculturalisme.
Dans cette perspective, nous avancerons que le mode de pensée traditionnel peut être comparé à un pont vertical reliant le monde terrestre au monde céleste (c'est le sens étymologique du mot « religion »), en revanche la vision moderne du monde, désenchantée et dépourvue de transcendance, s'apparente à un pont horizontal qui, soit dit en passant, va bientôt s'écrouler...